Des pas de côté
Frédéric Pousin & Sylvie Robic

Le 11 janvier 1986, alors que Michel de Certeau vient de mourir, Louis Marin participe, avec Roger Chartier, Julia Kristeva, Jean-Louis Schefer et Georges Vigarello, à un hommage que lui rend le journal Libération. De leurs vingt années de grande proximité amicale et intellectuelle, il choisit de ne retenir pour les lecteurs, qu’une seule de leurs aventures partagées, celle du « temps de San Diego », du temps heureux passé ensemble, dans l’enclave utopique d’une université américaine à l’aube des années 1970. En rappelant que son expérience californienne contenta en Michel de Certeau « le goût des marges et des marches, le goût des frontières, frontières des sociétés, frontières des cultures et frontière du savoir aussi », Louis Marin témoigne bien du caractère résolument pluridisciplinaire de l’œuvre de son ami disparu ; et dans l’évocation de leur commune intelligence des écarts, des rencontres et des pensées de traverse, se dresse également, en creux, un autoportrait.

Doté d’un cursus universitaire classique et prestigieux, Louis Marin pouvait entreprendre une carrière des plus académiques. Né à Grenoble en 1931, il fait ses classes préparatoires à Lyon puis à Paris au lycée Louis-le-Grand, intègre l’École normale supérieure, est agrégé de philosophie en 1953. Mais ses années de formation sont aussi celles de rencontres essentielles, où des amitiés et des compagnonnages intellectuels se nouent pour la vie. Rue d’Ulm, Louis Marin reçoit l’enseignement de Louis Althusser, Michel Foucault est son répétiteur ou « caïman » l’année de l’agrégation, et ses camarades les plus proches se nomment Pierre Bourdieu, Michel Deguy, Jacques Derrida. Dans ce contexte brillant, effervescent, se conforte en lui un engouement qui ne cessera pas pour des objets non classiques de la philosophie. Certes il rédige un travail sur Malebranche et, sous la direction d’Henri Gouhier, dépose un sujet de thèse consacré à Pascal. Mais sa curiosité fondamentale pour toutes les formes de pensées, son désir théorique et pratique des voyages vont quelque peu bousculer la chronologie académique. Plusieurs postes à l’étranger se succèdent ; ils vont être le ferment de son ouverture aux objets littéraires et artistiques, ainsi qu’à la réflexion sémiologique et historique qui caractérise toute son œuvre.

Conseiller culturel en Turquie de 1961 à 1964, il met sur pied une ferme modèle et fait la rencontre décisive d’Algirdas Greimas, en participant à son séminaire informel. À son retour de Turquie, il choisit l’enseignement, occupe un poste à Londres, travaille à son sujet de thèse. Il se lie aussi d’amitié avec René Démoris, entre en contact avec Anthony Blunt et, plus largement, avec les cercles d’histoire et théorie de l’art du Warburg Institute. Cet élargissement du champ de ses recherches ne le coupe pas pour autant des questionnements intellectuels et politiques qui agitent alors la France. Dès 1967, lui et Michel de Certeau rejoignent l’équipe de recherches fondée un an plus tôt par Greimas, sous le nom de sémio-linguistique, sous la double houlette du Laboratoire d’anthropologie sociale de l’École pratique des hautes études et du Collège de France, c’est-à-dire de Claude Lévi-Strauss. Ces recherches sémiotiques sont l’épicentre du structuralisme qui domine alors les sciences humaines. Louis Marin partage l’intérêt de bon nombre de ses contemporains pour ce renouvellement spectaculaire des sciences du langage : la linguistique va nourrir durablement sa réflexion, elle restera pour lui le principal paradigme d’où penser d’autres dispositifs, bien que sa formation d’historien et de philosophe l’ait d’emblée écarté – tout comme Michel de Certeau – des courants strictement formalistes, et que peu à peu la linguistique de l’énonciation soit devenue son principal modèle, encourageant ses travaux sur la voix, sur la tension entre parole et écriture, chez Montaigne ou Stendhal [1].

Quant à l’année 1968, il la passe à l’université de Nanterre, invité par son directeur de thèse Henri Gouhier, au cœur des événements politiques don il est un participant actif. Fort déçu par la rentrée universitaire 1969, il a cependant la chance de remplacer pendant un an Roland Barthes à l’École pratique des hautes études. L’année suivante, il accepte une invitation à enseigner en Californie. Ce sera d’abord San Diego, puis Baltimore et Johns Hopkins en 1974, Columbia et Montréal en 1975-76. Jusqu’en 1977, date de son élection à l’École des hautes études en sciences sociales (la sixième section de l’EPHE devenue l’EHESS en 1975), et malgré quelques allers-retours en France (dont l’année 1971-72 où il reprend son séminaire de Nanterre et enseigne à Paris-I), Louis Marin séjournera et travaillera essentiellement aux États-Unis. C’est à San Diego qu’il termine sa thèse en 1973 et qu’il la réécrit pour la publication ; elle paraîtra en 1975 sous le titre La Critique du discours : études sur la Logique de Port-Royal et les Pensées de Pascal [2]. Plus largement, les années aux USA, outre les rencontres avec des universitaires américains tels Fredric Jameson, Michael Fried ou Joan DeJean, sont l’occasion d’approfondir le dialogue avec ceux qu’il peut inviter ou qu’il y retrouve. Ainsi Michel de Certeau, Paolo Fabbri, Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard à San Diego, Michel Serres, Jean-Luc Nancy et Jacques Derrida à Baltimore puis à Johns Hopkins. De tous ces campus américains, celui de « La Jolla », à San Diego, est sûrement le plus marquant, car dominé par l’influence avant-gardiste de Marcuse, par les revendications féministes, par l’opposition à la guerre du Vietnam, par la forte présence de minorités noires et chicanos. Pour Louis Marin, comme pour les autres intellectuels français qui y travaillent, « La Jolla » est alors à sa façon un véritable lieu d’espoir, une incarnation possible de l’utopie rêvée mais empêchée en France : un éden ensoleillé et pluridisciplinaire dont les couleurs encore vives illuminent en 1986 l’hommage de Louis Marin à Michel de Certeau.

Les années américaines sont aussi des années de travail intense, à l’instar de 1973, où Louis Marin achève et soutient sa thèse tout en menant un séminaire commun avec Michel de Certeau, ou de 1976, où on le voit enseigner dans trois universités, tout en ouvrant à Baltimore son dossier Stendhal [3], tandis qu’il fait paraître en France, en collaboration avec Claude Chabrol, Le Récit évangélique [4] dans une collection dirigée par Michel de Certeau. Depuis 1968 en effet, Louis Marin participe, dans le groupe de recherche de Greimas, à l’atelier de travail sur les textes évangéliques et les Actes des Apôtres, en vue d’une lecture sémiotique des textes bibliques, ce qui donnera lieu à différentes publications individuelles ou collectives : dans son cas, dès 1971, Sémiotique de la Passion. Topiques et figures [5]. Le séjour aux États-Unis n’est donc pas, pour Louis Marin, une période de retrait, mais au contraire de foisonnement intellectuel intense, où de nouvelles pistes de réflexion (ainsi l’approfondissenent du goût pour la peinture dans les grands musées américains) nourrissent et amplifient les chantiers de recherche entrepris en France. En 1973, il publie Utopiques, jeux d’espaces [6], au croisement d’une méditation philosophique, historienne et des expériences vécues. Il entre en 1975 au comité de rédaction de la nouvelle revue Traverses, incarnation de la volonté pluridisciplinaire du Centre Georges Pompidou, où derrière Huguette Le Bot, il rejoint Michel de Certeau, Paolo Fabbri, Marc Le Bot, Jean Baudrillard, Paul Virilio, Gilbert Lascault. Il va être de presque tous les projets de la revue dont l’esprit correspond à son inclination personnelle pour « les pas de côté », comme en témoigne, en exergue de chaque numéro, la définition de « traverse », empruntée au Littré : « route particulière, plus courte que le grand chemin, ou menant à un lieu auquel le grand chemin ne mène pas ». À partir de la fin des années 1970, il entame des collaborations régulières avec plusieurs autres revues impliquées dans les débats du temps, tant en France qu’à l’étranger, qu’il s’agisse de Critique, alors dirigée par Jean Piel, ou de Word & Image sous la direction de John Dixon Hunt.

Avec son élection à l’École des hautes études en sciences sociales en 1977, la carrière de Louis Marin devient plus officiellement française, mais ses multiples contacts hors de France ne s’interrompent pas pour autant. Jusqu’à sa mort en 1992, il continue de séjourner un à plusieurs mois par an aux États-Unis, à Johns Hopkins surtout, mais encore à Buffalo, Princeton, Santa Cruz ou Yale. Outre l’Amérique, son autre terre d’élection est l’Italie. Sa découverte en est ancienne, elle date de sa participation au groupe de recherches de sémio-linguistique avec lequel, dès 1968, il accompagne Algirdas Greimas à Urbino. Louis Marin tombe d’emblée sous le charme de cet exceptionnel lieu d’échanges, sorte de phalanstère de discussions et d’amitiés. Il en devient très tôt un fidèle et participera près de vingt fois aux annuelles Rencontres sémiotiques, retrouvant Michel de Certeau, Paolo Fabbri, devenant ami avec Umberto Eco. Au-delà d’Urbino, c’est l’Italie tout entière qui emporte son enthousiasme en enrichissant de manière intime sa connaissance de la peinture. Initiée à Londres, auprès d’Edgar Wind, la passion de Louis Marin pour l’histoire et la théorie de l’art s’approfondit au gré de ses voyages italiens et de ses discussions, à l’EHESS ou ailleurs, avec Daniel Arasse, Hubert Damisch, Yves Hersant, Maurice Brock, Pierre Antoine Fabre, Giovanni Careri, Claude Frontisi, Philippe Morel, Michael Fried, Svetlana Alpers. Ses analyses de la peinture italienne lui permettent d’appréhender l’image et le texte dans leur substance d’expression propre, au-delà de la transposition figurative de récits ; il donne en ce sens en 1979 une conférence très remarquée au Courtauld Institute de Londres, en présence notamment de Frances Yates. Il publie Détruire la peinture [7] en 1977, Opacité de la peinture : essais sur la représentation au Quattrocento [8] en 1989.

Le principe du voyage, du déplacement est de fait au cœur des travaux de Louis Marin, car ses recherches sur les systèmes de représentation supposent une conceptualisation adaptée à chaque objet étudié, d’où l’impression d’un modèle qui s’élabore dans des questionnements récurrents, dans une perpétuelle reformulation traversant des territoires multiples, de l’origine théologique du signe à l’épistémologie contemporaine. Dans cette démarche délibérément traversière, il ne s’en manifeste pas moins profondément historien, associant la question de la représentation et la question du pouvoir, et faisant des catégories de la pensée philosophique, théologique et politique du XVIIe siècle la clef de voûte de ses analyses. Outre Pascal et Port-Royal, elles concernent les historiographes royaux Racine, Boileau et Pellisson, les préfaces et les dédicaces du théâtre de Corneille, la théorisation politique du coup d’État [9], mais encore les tableaux de Poussin [10], Le Brun ou Champaigne [11]. À l’EHESS, Louis Marin dialogue avec des historiens, Roger Chartier, Jean-Claude Schmitt, Robert Descimon, Christian Jouhaud. Pouvoir de la représentation et représentation du pouvoir sont le sujet du Récit est un piège [12] en 1978, du Portrait du Roi. [13] en 1981, de La Parole mangée, et autres essais théologico-politiques [14] en 1986.

Ouvrages posthumes, Des Pouvoirs de l’image [15], De la représentation [16], Pascal et Port-Royal [17] et L’Écriture de soi [18], continuent de révéler l’ampleur de l’œuvre interrompue et la nature simultanément historique, philosophique, sémiologique et sociologique de ses investigations. À l’EHESS Louis Marin participait avec d’autres directeurs d’études à un séminaire transversal significativement intitulé « philosophie et sciences sociales ». Pour ses très nombreux étudiants, il animait aussi deux séminaires personnels, l’un plus restreint réservé aux thésards avancés invités à y exposer leurs recherches, l’autre ouvert aux curiosités de tous. Un auditoire nourri et fidèle s’y retrouva chaque semaine, des années durant, dans une admiration sans cesse renouvelée pour la vivacité d’une pensée et d’une parole exigeantes, généreuses, toujours aptes à s’émerveiller. Nous étions de cet auditoire, nous avons eu cette chance et ce fut, comment le dire autrement, une expérience humaine et intellectuelle que rien sans doute ne pourra remplacer.

Nous remercions chaleureusement Françoise Marin
de nous avoir aidé à dessiner cette trame de l’existence de Louis Marin.
Ce texte a initialement paru dans Signes, Histoire, Fictions : Autour de Louis Marin. Textes réunis par Frédéric Pousin & Sylvie Robic. Paris, Éditions Arguments, 2003. Nous remercions les auteurs de nous avoir autorisé à publier ce texte ici.

Notes

[1] Louis Marin, La Voix excommuniée : essais de mémoire. Paris, Galilée, 1981, 196 p.

[2] Louis Marin, La Critique du discours : études sur la Logique de Port-Royal et les Pensées de Pascal. Paris, Éd. de Minuit, 1975.

[3] Qui donnera lieu à de nombreux articles et à un livre, La Voix excommuniée : essais de mémoire. Paris, Galiléee, 1981.

[4] Claude Chabrol & Louis Marin, Le Récit évangélique. Paris, Desclée De Brouwer, 1974.

[5] Louis Marin, Sémiotique de la Passion : topiques et figures. Paris, Desclée De Brouwer, 1971.

[6] Louis Marin, Utopiques, jeux d’espaces. Paris Éd. de Minuit, 1973.

[7] Louis Marin, Détruire la peinture. Paris, Éd. Galilée, 1977, réed. Champs-Flammarion, 1997.

[8] Louis Marin, Opacité de la peinture : essais sur la représentation au Quattrocento. Paris, Usher, 1989 Nouvelle éd. Paris, Éditions de l’EHESS, 2006.

[9] Louis Marin, « Pour une théorie baroque de l’action politique, lecture de Gabriel Naudé », in Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, 1639. Paris, Éditions de Paris, 1989, « Le temps et l’histoire », p. 7-65.

[10] Louis Marin, Sublime Poussin. Paris, Ed. du Seuil, 1995.

[11] Louis Marin, Philippe de Champaigne, ou la présence cachée. Paris, Hazan, 1995.

[12] Louis Marin, Le Récit est un piège. Paris, Éd. de Minuit, 1978.

[13] Louis Marin, Le Portrait du Roi. Paris, Éd. de Minuit, 1981.

[14] Louis Marin, La Parole mangée et autres essais théologico-politiques. Paris, Klincksieck « Méridiens », Paris, 1986.

[15] Louis Marin, Des Pouvoirs de l’image. Gloses. Paris, Éd. du Seuil, 1993.

[16] Louis Marin, De la représentation. Paris, Hautes Études-Gallimard-Le Seuil, 1994.

[17] Louis Marin, Pascal et Port-Royal. Paris, Presses universitaires de France, « Collège international de philosophie », 1997.

[18] Louis Marin, L’Écriture de soi : Ignace de Loyola, Montaigne, Stendhal, Roland Barthes. Paris, PUF, 1999.