Le Monde, 2 novembre 1992 – Hubert Damisch

Hubert Damisch

… Louis Marin aimait citer cette phrase de Pascal : « Les villes par où l’on passe, on ne se soucie pas d’y être estimé. Mais quand on doit y demeurer un peu de temps, on s’en soucie. Combien de temps faut-il… » Cette phrase figure dans la préface qui ouvre, en manière de frontispice, le dernier livre qu’il aura publié de son vivant sous le beau titre de Lectures traversières. Elle résume assez bien la façon de modestie qui était la sienne, aussi bien que la mesure, la juste mesure avec laquelle il usait de l’attention que lui accordaient ses contemporains. « Pas de souci de reconnaissance, point d’inquiétude de légitimation. » Au moins à court terme. Seul comptait à ses yeux l’estime que lui portaient ses pairs, dont beaucoup se trouvaient être ses amis. Mais c’est qu’il avait de saines lectures : Pascal, d’abord, et les gens de Port-Royal. L’ Évangile, mais La Fontaine aussi bien (celui des Fables), et Perrault (celui des Contes) et Stendhal (celui de La Vie d’Henry Brulard) sans oublier le Kant de la première et de la troisième Critique, et l’Alexandre Dumas des Trois Mousquetaire.

Il faudra du temps – combien de temps ? – à tous ceux qui l’ont connu et ont eu la chance de travailler avec lui, pour mesurer ce qu’ils lui doivent : la pensée fonctionne ainsi qu’elle ne saurait payer aussitôt ses dettes. Comme il faudra du temps – combien de temps – pour que produise tous ses effets l’œuvre considérable et en vérité encore mal connue, qui est et sera la sienne (qui le sera : car il reste beaucoup à publier, à commencer par le grand livre sur Philippe de Champaigne auquel il a heureusement mis la dernière main). Une œuvre polymorphe, d’une grande diversité, dans laquelle l’élégance et le brio le disputent à la réflexion, et le talent de conteur à l’érudition, pour ne rien dire de l’immense honnêteté, au sens classique du terme, qui aura été son fait. Une œuvre « traversière » plutôt que diagonale, comme l’étaient ses lectures, et comme l’est la rue proche de son domicile, dont il a su si bien écrire, qu’il a si bien décrite. Une œuvre des confins qui n’aura cessé de travailler sur les frontières, la marge, le bord, la lisière, entre les multiples domaines où il aura su s’aventurer, au grand dam parfois de ceux qui s’en veulent les propriétaires. Une œuvre de traverse, comme il aimait à dire, avec tous les effets qui s’ensuivent de raccourcis, mais aussi de court-circuits.

Un des grands « dix-septièmiste » de notre temps

Pascal aura été la grande affaire de sa vie. Et si je regrette une chose, c’est de n’avoir pas su le persuader d’user du répit qui nous est accordé (« combien de temps… », me demandait-il encore il y a peu) pour écrire, sur l’auteur des Pensées le petit livre qu’il projetait et dont il nous reviendra de réunir les fragments. Pascal et la Logique de Port-Royal, point de départ de ses études sur le système et sur les sytèmes de la représentation, qui devaient faire l’objet de son enseignement à l’École des hautes études en sciences sociales. La représentation qu’il aura abordée en premier sous l’angle du discours (La Logique du discours : les Pensées de Pascal et la Logique de Port-Royal, 1975), formé qu’il était à l’école de Benveniste, aux subtilités de la linguistique, de l’énonciation, pour étendre bientôt son enquête à d’autres domaines, à commencer par la peinture, dans lesquels l’approche, qui était celle de la sémiologie classique, entendue comme la science des signes, n’allait pas nécessairement de soi (Études sémiologiques : écritures, peintures, 1971).

Le choix du XVIIe comme terrain d’études privilégié (Louis Marin aura été l’un des grands « dix-septiémiste » de notre temps) s’explique facilement, tant il est vrai que le siècle classique aura été celui par excellence de la représentation. Mais celui aussi bien qui, de la représentation, aura su proposer, comme l’a bien vu Michel Foucault, les images les plus pertinentes en même temps que des outils théoriques qu’on peut s’employer à remettre au travail dans d’autres champs, voir appliquer à d’autres objets. Avec pour seule règle, à laquelle se résume toute l’éthique intellectuelle qui fut la sienne, que la description, que le discours, que l’écriture s’égale ou, à tout le moins, ne soit pas trop inférieure à l’objet – texte ou tableau – qu’elle prend en charge. Un XVIIe siècle lui-même fortement contrasté, dans lequel la vanité de la peinture que dénonçait Pascal atteignait à son comble dans le portrait indéfiniment redoublé du monarque (Le Portrait du roi, 1985) tandis qu’un artiste éminent « français » comme l’était Poussin, auquel Louis Marin a consacré quelques-unes de ses plus belles pages (Détruire la peinture, 1977 pour ne rien dire du recueil d’articles qu’il préparait [Sublime Poussin, 1995]) travaillait à Rome, dans la distance qui s’imposait.

C’est encore Pascal qui disait que le point que la perspective assigne dans la peinture « ni trop près ni trop loin, il faut l’inventer dans tout ce qui touche à l’homme, à sa condition, à son destin, et jusque dans la théologie. C’est cette tresse faite de temps et d’espace (Utopiques : jeux d’espaces, 1973), d’histoire et de pensée, qui nous aura d’abord rassemblés autour d’un projet commun : mettre la philosophie à l’écoute (comme parlait Claudel) de l’art, faire qu’elle s’instruise à son école.

Dans son rapport à la maladie, comme dans celui qu’il entretenait avec les œuvres de l’art, il m’a montré ce qu’il pouvait en être aujourd’hui, en dépit de tout, des pouvoirs de la philosophie.

Le Monde, 2 novembre 1992, p. 15.
*Nous remercions Le Monde de nous avoir autorisé à reproduire cet article.