Alain J.-J. Cohen

L’instant de la mort. La Méduse du Caravaggio/La Jetée de Chris Marker : chiasmes pour LouisMarin*

 

I. Chiasmes

Avant/après avoir lu/re-lu plusieurs de ses textes pour me concentrer sur cette rencontre, je renonce pour l’instant à en faire le moindre tour, saisi que je suis par l’ampleur de la pensée de Louis Marin, et ne puis que griffonner ces quelques remarques. Ainsi je n’espère pas offrir, ici et maintenant et déjà, quelque texte inchoatif, autant que dépasser, surmonter par ces mots un silence qui me gagne devant ce moment, prématuré (toute mort n’est pas nécessairement prématurée), devant une œuvre généreuse, immense, et dont le double bind créé par le deuil force et récuse en même temps la mise-en-système. Car, cette œuvre, nous l’avons connue livre par livre, texte par texte, colloque par colloque, rencontre par rencontre, convivialité par convivialité. Or, désormais, cette œuvre sera totalisée/totalisante.

Dans cette mise-en-système, depuis Études sémiologiques (1971) et Sémiotique de la Passion (1971) avec la topologie du Récit évangélique (1974) en passant par son livre sur Pascal, La Critique du discours (1975), jusqu’au dernier texte, iconiquement analytique, Des Pouvoirs de l’image (1993), il a toujours été question, quoiqu’à diverses vélocités, et à divers rythmes, d’une sémiotique de la Passion (et des mystères évangéliques attenants – incarnation, passion, mise-au-tombeau, résurrection), autant que d’une passion pour la sémiotique : le chiasme est ici évidemment délibéré. Le chiasme peut être une figure rhétorique d’une étrangeté inquiétante, tantôt ponctuel tantôt inchoatif, tantôt ludique tantôt métaphysique. À la (re)lecture des textes de Louis Marin se révèle une ubiquité du chiasme : Louis Marin affectionnait-il le chiasme ? Etait-ce un de ses grands instruments conceptuels ? Et cette conceptualisation n’était-elle pas inhérente à la nature des objets auxquels il s’attachait ? L’un des paradigmes théoriques récursifs des plus puissants dans son œuvre opère à partir du chiasme « pouvoir de la représentation/ représentation du pouvoir », par exemple dans Le Portrait du Roi (1981), dans La Parole mangée (1986). On le retrouve encore dans ce dernier livre, Des pouvoirs de l’image (1993 : 171) à propos de la Tempête de Shakespeare. Le chiasme (khiasma, X) – « l’opposition par l’entre-croisement des quatre termes d’une double antithèse (Manger pour vivre, et non pas vivre pour manger) » – autant que je me souvienne de l’exemple et des définitions apprises par cœur dans l’enfance, est jouissif dans l’appréhension de sa structure spéculaire : ab/ba. Or cette mise en abyme peut le rendre également angoissant. Le chiasme joue pour Marin dans sa vision d’une lisière, d’un seuil, d’un bord toujours vertigineux, à franchir/à ne pas franchir. Il peut se représenter comme dans un fondu enchaîné (pour jouer à mon tour sur une convention filmique qui lui était chère), tantôt davantage fondu quand on attendait l’enchaîné, et aussitôt davantage enchaîné là où on attendait le fondu, focalisée qu’est sa pensée sur le vacillant, le vacillement, la vacillation, l’oscillation, la recherche du synchronique dans le diachronique, ou du diachronique dans le synchronique, et de la synchronie de ce va-et-vient. Et ce, dans la syncope qui lui était chère aussi, à la vitesse de l’arrêt soudain autant que de l’envolée fulgurante, dans un rythme à la fois staccato et aussitôt legato, à la recherche du toujours plus figural dans le narratif, ou du toujours plus narratif dans le figurai, attentif qu’il est à la virtualité narrative dans la figure, autant qu’à la virtualité extatique dans le procès narratif, saisissant l’occasion ou le kairos dans l’aion (le geste dans une Annonciation ou dans une Crucifixion), autant que l’aion dans le kairos (le renvoi à une éternité débrayée et démultipliée de par ce même geste), le dessaisissement dans l’affect, autant que l’extase dans la cathexis, surenchérissant sur un paradoxe pascalien pour le déguster davantage, pour le maintenir avec clarté dans son statut paradoxal, jouissant de l’arrêt sur l’image dans le filmique autant que du filmique dans l’iconique-le photographique-le pictural, recherchant tous les déroulements virtuels dans le pictural, liant la mimesis dans l’allusion au fantasme, liant le fantasme dans le traitement de la mimesis, et, tenant toujours compte de l’inconscient comme d’une autre scène, recherchant ce que la mise-en-représentation doit au fantasmatique, ce que le champ fantasmatique doit à la mise-en-scène. Il va donc jouer sur le paradoxe propre à la temporalité et à toute réflexion sur la temporalité. Pour témoigner donc de cette œuvre, et pour « penser à partir » d’elle, il faudrait prétendre choisir par hasard dans un labyrinthe quelques fils possibles par lesquels ouvrir pour nous-même, mais aussi pour d’autres, des voies dans cette œuvre immense et d’une immense limpidité.

II. La Leçon de Caravaggio

Il existe maintes œuvres dans lesquelles explose joyeusement le paradoxal. Elles nous fascinent par leur irréductibilité. Elles nous convoquent à une fusion ou à une agonique. Les Ménines pour Foucault, La Città ideale pour Damisch, la Méduse du Caravaggio pour Louis Marin. Je trouve ma propre pierre d’achoppement, je me trouve ainsi convoqué par ce film d’une rare prouesse qu’est La Jetée (1962) de Chris Marker. Dans la recherche ci-entreprise pour, et à partir de Louis Marin, continuer à mettre en œuvre une grammaire, une logique, une mise-en-scène, une philosophie des schèmes de l’iconicité. Le chiasme, on le voit, est une mesure, un entre-deux, mais en même temps le « mapping » de cet entre-deux, et même l’instrument spéculaire qui vise l’irréductible de cet entre-deux. Ne pas s’effrayer du paradoxe théorique de la mise-en-texte de l’image, de la mise-en-image d’un texte, et de leurs antinomies. Cette ruse de la figure est peut-être le moyen de pousser de façon optimale une réflexion sur une philosophie de l’image. Que serait par exemple une image fixe douée de temporalité et de mouvement ? Que serait par corollaire un film épurant la temporalité et le mouvement ? Se poser la question des limites de l’image, et en même temps celle des limites de la représentation, c’est se proposer une théorie du temporel dans le pictural, et du pictural dans le mouvement du registre filmique. Tirer à soi le paradoxal, c’est aussi rechercher une méta-discursivité sur le paradoxal. Pour ce faire, seront proposés deux objets liminaires, et en suivant la démarche de Louis Marin sur le tableau célèbre du Caravaggio, espérer jeter une lumière, autre, sur La Jetée de Marker. Dans cette recherche, il sera donc question d’un principe filmique spécifique à la peinture, et d’un principe pictural spécifique au régime filmique. La complémentarité ainsi construite devrait dépasser le stade du musée imaginaire, atteindre ainsi par le spéculaire une vélocité exponentielle tout en œuvrant pour une philosophie de l’image.

A) Parenthèse Poussin

Détruire la Peinture (1977) refaçonne l’opposition entre Poussin et Caravaggio en proposant (chiasmatiquement) un versant Caravagesque de Poussin et inversement un versant Poussinien du Caravaggio. Versant Poussin des Bergers d’Arcadie, du maître du dessin, de la couleur solaire, apollinienne, Louis Marin pointe l’instabilité créée par l’insertion de l’écrit (« Et In Arcadia Ego ») dans l’image, de même que l’instabilté déictique digne de Benveniste suscitée par cet étrange /Ego/. Il reprend les questions de Panofsky sur le même tableau (Marin 1977 : 98-114) : « Est-ce que l’inscription signifie, “Même en Arcadie, moi” ou “En Arcadie, moi aussi” ou, plus explicitement “Même en Arcadie, moi [je suis]” ou “Moi aussi [j’ai été] en Arcadie” ou encore “Même en Arcadie, moi, je mourus” ? » Panofsky (1955 : 320), en historien remontait au Guercino, « Même en Arcadie, il y a la Mort » et à la réponse de Fragonard un siècle plus tard « Même dans la Mort, il y a l’Arcadie », pour situer l’originalité de Poussin. Par la problématique de renonciation et de l’aspectualité en peinture Louis Marin surenchérit : Qui parle ? Qui s’adresse à qui ? À quel moment ? Comment s’organise le réseau destinateur-destinataire, et les rapports sujet-objet ? Est-ce la mort, ou le mort, le moi de l’autre, l’autre du Moi, qui annonce, et qui marque, et qui joue/jouit d’une mise-en-mystère, et qui lutte avec son propre Requiem, tout en arrachant le Requiem de la position spectatorielle ainsi convoquée. On le voit, cette réflexion sur la mort, son énonciation, est plutôt insolite dans le paradigme-Poussin.

B) La Tête de Méduse : les vecteurs de lisibilité

Versant Caravaggio, sera retenu un moment virtuose (quoique parmi bien d’autres) sur l’analyse de la Tête de la Méduse (1595). De Hésiode à Ovide, et de tant d’autres avant de passer au Caravaggio, puis aux vicissitudes du parcours mythologique renouvelé à la suite des remarques de Freud et de sa postérité (cf. Clair 1989), l’objet /Méduse/ s’inscrit dans une intertextualité particulièrement prégnante. C’est dans cette intertextualité que s’inscrit le déroulement iconique du Caravaggio. Et le commentaire du tableau célèbre du Caravaggio est indissociable de cette intertextualité. Soit donc le célèbre bouclier-tondo aux Uffizi : Les vecteurs se multiplient au sein de la représentation circulaire, sur un fond vert et brun, renfermée par la bordure de cuivre patiné. Le vecteur de la lumière dans le tableau éclaire la moitié gauche du front et du visage, tandis que l’autre moitié du visage serait en demi-lumière. La tête coiffée de serpents « flotte » au centre de ce petit tondo (un peu ovale, 60×55 cm) convexe. Les tresses de serpents forment un autre cadre-dans-le cadre accentué par la couleur brune des écailles dans les anneaux des serpents ; les vecteurs formés par les serpents, ou par le trait de leur petite langue, se dirigeant tous azimuts (de haut en bas, de gauche à droite, et vice versa) saturent et convulsent l’image dans un vaste frémissement fixe et péristaltique. Conformément à l’angle de la lumière, l’ombre des serpents est distincte comme une masse sombre sur la partie droite du tableau. Un autre des vecteurs est celui formé par les giclements sanglants stylisés qui dégoulinent un peu obliquement en traits parallèles, de haut en bas vers la droite de la circonférence du tondo, en dessous la moitié de la face éclairée et de la naissance du cou à mi-menton de la Gorgone, mais pas en dessous de l’autre moitié du visage en demi-lumière. La bouche aux lèvres un peu charnues est grand’ouverte, un peu asymétrique (est-ce le visage lui-même, ou la convexité du tondo qui lui confère cette asymétrie ?) dans l’expression formulaïque de l’effroi, et une trace de lumière éclaire la pointe de la langue appuyée contre les dents inférieures. La résonance des reflets de lumière joue dans une profonde rythmique qui va concentriquement du luisant de la bordure de cuivre aux écailles des serpents, et du luisant des dents inférieures aux pupilles. En contraste avec le vecteur multi-directionnel de la masse des serpents, le vecteur le plus uni-directionnel, quoique fort complexe, est celui des yeux, suggérant un léger strabisme divergent (ou, est-ce l’anamorphose du convexe qui le suggère ?), et pointant presque vers le bas du tableau : une représentation orthogonale dirigerait le vecteur du regard dans un miroir, externe au tondo, et vers le trait sanguinolent du cou au menton de la tête à moitié tranchée. Louis Marin articule l’entrelacs entre « l’instant de représentation et l’instant de vision », entre « l’effet-Méduse de la représentation » (1977 : 127-128), et le paradoxe de renonciation de cette représentation :

« La tête est image-reflet donc produit de la représentation ; et elle est aussi simulacre – double – donc la représentation elle-même ; reflet du vif à l’instant d’avant la mort et double du mort, sa figure pétrifiée à l’instant d’après la mort et pour toujours. Elle est ici-maintenant et elle est histoire, passée en représentation » (ibid. : 144).

C) Les réflexivités intersubjectives

Louis Marin re-joue et déjoue le piège de Persée entrelacé au piège tendu par le jeu du Caravaggio dans l’espace de la représentation et du représenté. Il reconstitue la ruse de Persée qui « substitue le regard de la Méduse au sien ». Il cerne cet espace-temps du neutre, de la fusion provisoire de « l’instant de représentation et l’instant de vision », du moment de la métamorphose et de la conversion, quand Méduse n’est ni morte ni vivante, ou encore, et morte et vivante :

« …dans l’écart de cet instant où la tendre chair du cou de la belle Méduse (violée autrefois par Neptune) n’est plus tout à fait aussi tendre mais point encore dure comme marbre. Ni chair ni pierre ; encore chair déjà pierre ; le maintenant-instant, neutre et complexe tout à la fois du procès de changement » (ibid.  : 140).

Même récursivité obsédante chez Caravaggio, et chez Louis Marin à la recherche, par Caravaggio de cet instant « neutre », ce « lieu hors-lieu », et « de ce temps hors-temps », ouvert/fermé à toutes les virtualités : La tête de Goliath est déjà tranchée, mais celle d’Holopherne est en train d’être décapitée par Judith. Parallèle à la Méduse, le coup d’épée est en train d’être donné, la lame est à mi-parcours. « Pas d’avant, pas d’après : seulement ce moment unique, décisif, mortel, cet infinitésimal de durée, en état de double et réciproque saisissement, de la représentation par l’événement et de l’événement par la représentation » (Marin 1994 : 287). Avant d’amplifier sur l’aspectualité du ponctuel et du « soudain », laquelle aspectualité joue une si grande part dans une philosophie du « kairos », et dans la recherche de Louis Marin, il faut revenir sur un autre des aspects essentiels dans la Tête de Méduse (autant d’ailleurs que dans le Goliath) du Caravaggio – son auto-portrait (intersexuel) dans la Méduse (et décapité sous les traits du Goliath). Et souligner à juste titre l’insolite extrême, soit l’insertion (narcissique ?) du peintre dans son tableau. Cette réflexivité si chère aux inconditionnels de Port-Royal tels que Foucault et Marin, cette insertion si discutée – Foucault, Damisch, Searle, Steinberg – à propos des Ménines de Velasquez. Dans la forme et la substance de l’expression, et que ce soit les mythologiques d’Ovide pour Caravaggio, ou « l’Histoire » pour Velasquez, il s’agira toujours du tremblé, de la vacillation entre sujet de renonciation énoncée et sujet de l’énoncé. En outre, dans les deux cas, un travail parallèle de la problématique de l’intersubjectivité aidée par le spéculaire. Vu de plus près, le travail surtout du Caravaggio dans cette inscription de lui-même par une réflexivité tournoyante du sujet à l’objet, spécularisé, et spécularisant pose un jeu de mort. Triple question : comment représenter l’instant de la mort-à-venir de la Méduse ? comment « me » représenter moi-même dans une portraiture de la Méduse ? comment me « méduser », et, ce faisant, méduser doublement la position spectatorielle, pétrifiée par le regard de la Méduse, et pétrifiée par l’appréhension ultime et fulgurante de la perception de mon auto-portrait. Faire ainsi passer de la réaction « c’est un jeu de mort », à celle insoutenable « ce n’est qu’un jeu, mais il est trop tard pour cesser de jouer ».

Travail cognitif donc du Caravaggio sur l’intertextualité du mythologique, qui est aussi le travail passionnel de renonciation picturale sur son propre sujet de représentation. Caravaggio reprend en effet à son compte et réinterprète le dispositif complexe décrit tant par Hésiode que par Ovide en se jouant de sa portraiture, en jouant de la mort, en se pétrifiant dans cette portraiture : mise en place de la représentation du simulacre de cette mise-à-mort dans une mise-en-portrait, et, simultanément, mise-en-portrait du simulacre de toute représentation, a fortiori de la portraiture. C’est le peintre lui-même qui, dans cette mise à mort de l’Autre absolu (que serait le monstre, la Gorgone), simule la mise-à mort du Moi par lui-même. Où est donc Persée dans le dispositif du Caravaggio ? Persée, destinataire de cet effet de la Gorgone sur elle-même, et par la même occasion, destinataire hors-champ de l’effet-Persée sur l’effet-Gorgone : en position interactantielle, il est aussi en position énonciataire du récit. Tel l’effet troublant de l’arrivée du Roi et de la Reine parmi les Ménines de Velasquez dans le hors-champ pictural, et pourtant figures centrales dans le miroir. Soit donc la mise-en-scène de Persée, sa stratégie intersubjective, devançant l’adversaire dans sa polémologie, et s’avançant à rebours sur la Gorgone endormie en présentant à la Gorgone, sans la regarder le reflet du miroir de son bouclier de façon à ne point être pétrifié par l’éclair d’un regard du sujet-objet de sa quête. Un Persée donc risquant la mort pour donner la mort à la Gorgone, laquelle endormie, risque davantage la mort, mais sans le savoir encore. L’instant du coup qui éveille la Gorgone est celui de l’entre-deux de la conscience de sa mise à mort. (Pas encore morte/mais plus tellement vivante.) C’est le tour de la Méduse hétéro-pétrifiante de s’observer, auto-pétrifiée, dans l’horreur de son propre regard, dans l’ultime palpitation de sa crisis contemplée dans le reflet du bouclier de Persée, dans le soubresaut d’une catharsis instantanée. Persée, hors-champ, est néanmoins omniprésent puisque l’espace représenté est celui convexe, corollaire du tondo-bouclier concave, de sa représentation. De même, de par l’effet de l’auto-portrait, la mise-en-scène caravagesque s’adjoint à celle de Persée. D’où le tourbillon intersubjectif des positions Caravaggio, Méduse, Persée, permutant tous exponentiellement dans la spirale des effets coïncidents – effet-Méduse, effet-Persée, effet-persona du Caravaggio, effet-simulacre spectatoriel, effet-dispositif d’énonciation picturale – effets feuilletés de superpositions d’instants (de « soudains ») et de philosophies complémentaires de l’aspectualité spécifique au ponctuel. Or, ce n’est pas du tout ce ponctuel qui intéresse B. Cellini puisque le bronze de Florence (1546) représente plutôt le Persée après sa lutte à mort. Ce ponctuel n’est pas non plus investi dans la statue antique de Persée, avec le pétase d’Hermès, au Vatican tenant à la main la tête de Méduse qu’il fait voir dans un miroir à Andromède – il s’agirait là d’un narré et d’un après-coup.

La puissance du ponctuel, et du « soudain » : c’est là que le dispositif pictural véhicule sa propre mise-en-récit. Il véhicule non seulement la mise-en-représentation d’un récit intertextuel bien connu, mais encore, par le dispositif truqué de renonciation caravagesque, il met en scène, réflexivement, le dispositif lui-même. Il anime le dispositif pictural figé (structuralement), par la tension entre le représenté et son déroulement figuratif et narratif, et en projette une kinétique. La tension entre l’iconicité et sa kinétique, tant dans le représenté que dans le dispositif représentant, c’est aussi l’instant où le pictural se métamorphose (cognitivement du moins) en filmique – l’occasion de la mise-en-mouvement, du Moebius, entre peinture et cinéma. S’il est des peintures dites figuratives, c’est qu’elles véhiculent une narrativité, toute schématique qu’elle puisse être, comportant simultanément des débrayages complexes : le virtuel du déroulement diégétique (avant/pendant/après), autant que le schématisme de la mise-en-tableau (penser aussi avec Marin, à la mise-en-portrait, mise-au-tombeau, mise-en-page), leur suspension par arrêt sur l’image, par le moment du pictural, qui donne lieu à toute la fantasmatique narrative, à l’intertextualité, qui environne l’œuvre d’art. Laquelle fantasmatique, on va le voir, manipule et positionne l’instance spectato-rielle ; et se constitue, schématiquement (dans le sens kantien), un film sur le Caravaggio, et à partir du « film » mis-en-scène par le Caravaggio. Ailleurs, à des fins méthodologiques pour l’analyse de film, avait été proposé (Cohen 1988, 1990, 1992) un entrelacs entre trois sytèmes (S I : 1 appareil filmique ; S II : la position spectatorielle construite par le dispositif filmique ; S III : les interactants diégétiques) destiné à recouvrir les opérations des niveaux multiples du discours filmique (composition au plan-par-plan, programmes narratifs, récursivité poétique de l’image, intégration en structure profonde des trois premiers niveaux). Ce même entrelacs se manifeste, quoiqu’avec différentes modalités, dans l’analyse du dispositif pictural ; on vient donc de le constater dans le tournoiement intersubjectif de la Méduse ci-dessus.

III. La Leçon de Chris Marker

A) Allusions à l’histoire du cinéma

Comme pour la Méduse en peinture, (ou pour Hamlet), toute une mythologie existe autour de La Jetée de Chris Marker, en tant qu’objet paradoxal et inépuisable dans l’histoire de l’art et dans l’histoire du cinéma, objet auquel tout philosophe du cinéma se doit de méditer. Tout comme La Tête de Méduse du Caravaggio, La Jetée s’entrelace à une très riche intertextualité. Celle, contemporaine, des réflexions filmiques sur la mémoire et la temporalité qui caractérise la démarche du Resnais de Nuit et Brouillard en 1956 (fusionnant le passé archivé en noir et blanc des camps de concentration avec leur présent en couleur). Ou du Resnais d’Hiroshima mon Amour en 1959 (fusionnant, dans l’après-guerre, l’Hiroshima collectif du Japon avec le Hiroshima personnel d’une femme française survivant à l’oubli de l’amour après la mort de son amant). En outre, dans l’histoire du cinéma, La Jetée (1962) est aussi un immense hommage rendu par Chris Marker à Vertigo de Hitchcock (1958, le titre de la v.f. Sueurs froides). Se référer à la structure narrative (une femme « perdue » à deux reprises dans les deux films), à la lutte avec la mémoire de l’objet perdu, retrouvé puis reperdu dans la mort, à la répétition du lieu de la mort (le clocher/la jetée), au cauchemar de Scottie et aux souffrances de l’homme dans les expériences de La Jetée ; ou à la scène du Musée d’Histoire naturelle (« Je viens de là » s’entend dire l’homme dans La Jetée, en écho aux paroles de Kim Novak adressées à James Stewart devant la même coupe d’un séquoia millénaire) ; ou encore, parmi bien d’autres allusions, le rôle épiphanique du collier dans Vertigo, porté par Judy/Madeleine, soit celui de Carlotta dans le tableau, et l’indice du collier du combattant sur lequel la femme interroge l’homme dans La Jetée ; même à l’une des coiffures de l’amante dans La Jetée (qui reprend l’une des coiffures de Kim Novak).

B) L’histoire du cinéma/l’histoire des techniques du cinéma

Le film est une réflexion intense sur les grandes questions philosophiques (l’identité, le langage et l’image, la mémoire et le temps) procédant en outre à une réflexion sur la spécificité du médium filmique, tout en livrant un « récit » de mort et de passion. La réflexivité du médium sur lui-même opère sur les seuils de représentation du temps et du mouvement, dans les métamorphoses du photographique en filmique, en va-et-vient du filmique en photographique. La Jetée reprend à son compte expériences et inventions de Marey, de Muybridge, et d’autres, cherchant à reconstituer la locomotion et le mouvement (le chronophotographe, le zoopraxiscope, le phénakinéstiscope) entre 1874 et 1893, peu avant le cinématographe. La pureté, classique, de La Jetée réside d’abord dans l’économie de ses moyens. À part un seul plan filmique – celui du clin d’œil – le film consiste totalement en photographies. Non pas des arrêts sur l’image filmique (la technique du « freeze frame ») quand un seul photogramme est réimprimé au sein d’un plan, mais tout simplement des prises de vue consécutives, et de durées variables de photographies filmées. Dans ce film, c’est la durée de chaque photo filmée qui constitue le plan filmique ; et, ainsi filmées, ces photographies se convertissent au régime filmique. Le régime filmique procède à sa propre autoanalyse dans un traitement tout technique des grandes questions philosophiques qu’il soulève : stases et mouvements, stases et durées, entrechocs permanents entre la structure discontinue du régime photographique et la structure nécessairement continue de la bande-son. Il n’y a aucun dialogue sonore entre les personnages. La bande-son est constituée d’alternances entre une voix narrative off, certains passages musicaux, et certains effets sonores tels le battement du cœur pendant les expériences ou le cri des oiseaux. L’entrechoc provient de l’enjambement d’un même fond sonore (voix, musique ou bruits) pendant deux ou plusieurs stases de « plans » filmés. Le mouvement filmique provient à la fois du mouvement (linéaire) de ces effets sonores et du rythme de succession des images ainsi photographiées – certaines se succédant de manière accélérée, et d’autres perdurant quelque peu. Pourtant, le montage de cette succession d’images comporte la syntaxe filmique habituelle, fondus au noir entre moments narratifs, coupes sèches d’une image à une autre, ou fondus enchaînés (Louis Marin aimait le terme anglais « dissolves ») entre photographies, conférant une propriété « filmique », un mouvement, aux instantanés photographiés. Les aficionados de La Jetée l’ont d’ailleurs parfaitement relevé [1]. Roger Odin (1981 : 153) remarque même un panoramique sur la photo de l’Arc de Triomphe, et quelques légers zooms sur la photo des personnages ; peut-être y a-t-il « effet-diapo », et notion de « l’arrêt sur l’image généralisé » comme le souhaiterait Odin, mais seulement comme métaphores puisqu’il n’y a jamais d’arrêt sur l’image dans le sens technique du terme. L’arrêt sur l’image constitue une pause, un simulacre photographique au sein du continu d’un plan de film, un débrayage temporel entre le linéaire syntagmatique et son arrachement paradigmatique. Se référer par exemple au jeu intense de la récursivité des arrêts par Truffaut dans sa portraiture de Catherine (Jules et Jim, 1961) : en deux légers arrêts dans le plan lors de la séquence de sa première rencontre avec les deux amis, ou encore aux multiples arrêts, toujours sur Catherine pendant la séquence des dominos. Dans cette conjonction entre la portraiture féminine et la récursivité des arrêts sur l’image se manifestent plusieurs configurations filmiques, et se construit soudain l’arrachement poétique aux linéarités narratives.

C) La question du Temps/La question des seuils

Dans La Jetée, c’est au contraire, dans un sens inverse, la manipulation du médium photographique qui finit par générer un simulacre filmique. Dans l’histoire du cinéma, il existe de très nombreux films focalisant cet effet photographique. Penser aux à-coups des procédures d’agrandissement photographiques dans Blow up d’Antonioni (1966). Ou songer à sa reprise (sa citation) dans une séquence hyper-technologisée dans Blade Runner de R. Scott (1984). Dans les deux cas coexistent deux vélocités temporelles, et le médium photo est une clef qui distribue les valeurs pragmatiques du médium filmique ; et en outre, de par l’effet d’arrêt sur l’image que provoque la photo filmée, ce médium est une garantie aléthique du filmique et de son déroulement narratif. À noter dans les deux cas aussi, la sonorisation des prises de photos traduite dans une série consécutive de déclics répétitifs caractéristiques à un rythme bien identifiable, le personnage de D. Hemmings autant que celui de H. Ford se transformant en sujets de faire et en sujets interprétants. Dans Blade Runner, le détective Decker lance des ordres et la machine « obéit » dans des alternances de stases et de mouvements, de figés et de déroulements, jusqu’à l’arrêt sur un gros plan anamorphotiquement révélateur, analysant l’une des « precious photos » d’un Replicant. La machine simule le mouvement filmique sur le matériau photographique. Mais il s’agit là d’une seule séquence posant un débrayage temporel entre le linéaire syntagmatique et son arrachement paradigmatique : et, dans les séquences suivantes de chacun de ces films, les deux acteurs (Hemmings et Ford) repartent pour le registre filmique afin de falsifier les vérités révélées dans le registre photographique. Et nous sommes loin de l’effet de système présenté par le film de Chris Marker. Que propose donc cette recherche de système ?

Ulysse (1983) de la méditation technique et philosophique du film de Marker sur les effets du médium photographique au sein du filmique. Le choix d’une photo prise en 1954 provoque une longue réflexion de la voix narrative. Même utilisation de syntaxe filmique : voix off, zooms, balayages panoramiques des photos, rapprochement en très gros plans scrutant de multiples détails de la photo, surgissement d’une foule de souvenirs associés à ces images, et suscitant bien d’autres images qui passent par le médium photographique. Cependant le film de Varda fait alterner séquences photographiques et séquences à déroulement filmique en cherchant à « documenter » une photographie presque trente ans après. Il est axé sur une tout autre rigueur et logique que celle de la démarche expérimentale de Marker. Celui-ci ne passe jamais au déroulement filmique à part dans la brève (et célèbre) séquence du clin d’œil. Dans les deux cas cependant, notons le déferlement d’images photographiques selon lequel une photo en engendre une autre (plus de quatre cents dans La Jetée).

D) Le temps de la mémoire : filmique et/ou photographique

La femme de Hiroshima mon amour se souvient parfaitement (de tous ses souvenirs). Ce qui en a disparu, ce dont elle porte le deuil, c’est l’affect. Or c’est une nouvelle histoire d’amour à Hiroshima qui provoque l’anamnèse de cet affect. Les représentations de la mémoire sont à la fois fixes (photographiques) et fluides (filmiques). L’affect se joue de la fixité et de la fluidité, pour transcrire peut-être la « blessure » du punctum par rapport à « l’attention » flottante du studium barthésiens (Barthes 1980 : 49) ; de même, l’affect se joue de la chronologie. Comme 1’inconscient, il produit de vastes montages d’images dont la chronologie est absente ou toute brouillée. La restitution soudaine de l’affect, de la passion, peut ré-ordonner le sens, tisser des liens entre le ici-et-maintenant et le autrefois-et-ailleurs – la passion n’étant pas linéaire. La même problématique est présente dans La Jetée. La chronologie est brouillée, le temps est arrêté. Des déferlements d’images attendent de prendre un sens, une passion. N’importe quelle récursivité d’images, dotée de passion, peut offrir un fil d’Ariane dans une (nouvelle) vague d’images. Suivons la plus évidente : la récursivité non linéaire des images de cette « jetée » de Orly. Elle apparaît quatre fois dans le film : en boucle symétrique, au début et à la fin du film, aussi bien que par deux fois rapprochées pendant les expériences au milieu du film. 1) Au début du film l’enfant mené à la jetée remarque une scène violente, la mort d’un homme. 2) À la fin du film, l’homme comprend en mourant, abattu sur la jetée, que c’était sa propre mort dont il avait enfant été le témoin. 3) Pendant les expériences sur le temps qui passent par son corps, il revoit une première fois une jetée, vide d’êtres humains, « unheimliche ». 4) Quelque quatre images plus tard, et par le travail sur la mémoire (volontaire/involontaire), il perçoit une femme seule, et d’une inquiétante étrangeté, sur cette jetée. La présence de cette femme sur la jetée au début, à la fin, et pendant les expériences sur le temps, déclenche l’affect en question. Cette femme, le désir, Eros, réanime, après-coup, la mise-en-suspens du sens, le figé (photographique) de l’existence humaine pratiquement annihilée par la Troisième Guerre mondiale, et donne un espoir (filmique) de déroulement possible. Dans les dernières images du film, à un rythme de succession accéléré, l’homme (dédoublé par l’enfant qu’il était) court vers la femme, et court vers la mort. Ce mouvement, staccato, de juxtapositions photographiques de divers instantanés de ce parcours sur la Jetée, simule les jump cuts filmiques. Le désir d’amour/désir de mort forcené, mobile de cette course vers l’amour et la mort, insuffle le photographique de filmicité. Cependant, c’est l’accélération de la présentation d’instantanés qui produit un effet de mise en images filmiques, et qui simule le phénomène filmique. La même accélération obsédante des recherches de Marey sur le vol des oiseaux, ou de Muybridge sur la course des chevaux, au moment où les accélérés de la succession photographique finissaient par se métamorphoser en déroulement filmique – au moment où le filmique se déduit du photographique. C’est donc une configuration technique qui résout les questions philosophiques et psychanalytiques (Eros et Thanatos) posées : une solution en structure intégrée des questions narratives et figuratives déplacées. La question de l’origine du monde et de l’identité devient aussi celle de l’origine du cinéma et de son identité. La question de la mort se transforme en celle de la représentabilité/irre-présentabilité de la mort au cinéma.

E) Le clin d’œil : Expérience du Temps/Temps de l’expérience

Le sujet est soumis à trois séries d’expériences, correspondant à la division traditionnelle et paradoxale, avec la voix off qui présente le paradoxe temporel, mais sans le résoudre. 1) Un retour vers le passé, avec la voix off commentant sur l’âpreté des expériences, non en flashback, comme on s’y attendrait, mais par séries d’images en quête d’un flashback, par fragments (discontinus) de photos (discontinues). Par l’entremise de cette voix off alternativement présente/absente, on se rapproche de cette image. 2) La seconde série d’expériences pousse vers l’avenir, avec la même scansion de la voix off. 3) La troisième vers le présent, avec le commentaire de la voix off : on ne s’échappe pas du Temps (ou « one cannot escape from film », Kawin 1982 :16). Dans un visionnement en accéléré d’images photographiques simulant le jump cut filmique, pour simuler la reconstitution de l’instant de la mort, c’est une image (une photo) qui l’obsède et qu’il retrouve paradoxalement en cherchant/trouvant la mort. L’accéléré est un concept relationnel : c’est par rapport à une vélocité établie que l’accélération a lieu, et qu’elle mesure ainsi le temps et le mouvement, en constituant une autre vélocité, laquelle sera à son tour décélérée/accélérée. L’accéléré fait partie du dispositif de renonciation filmique, de ses ressources syntaxiques de débrayage temporel. Trois effets de cette récursivité syntaxique seront notés : a) l’accélération des prises de vue pendant l’expérience sur le sujet. Cette accélération est accentuée par le crescendo violent des battements du cœur qui vont en s’amplifiant sur la bande-son jusqu’à ce que le sujet souffrant, les yeux bandés, voit « sourdre » ses images, son cinéma intérieur, l’effet étant maîtrisé par ses images et l’affect, la jouissance de l’image, justifiant la souffrance antécédente ; b) l’accélération par une série de fondus-enchaînés de l’effet filmique jusqu’au moment du clin d’œil, dans le seul plan filmique offrant par ce clin d’œil l’éveil de la femme aimée. La portraiture reste sur le même angle et passe simplement d’un gros plan de femme endormie à une femme éveillée regardant droit dans la caméra, soit donc aussi la position spectatorielle ; © ainsi que noté plus haut, l’accélération finale, simulant la course de l’homme vers la mort. Les accélérations notées en (a), (b) et © forment une typologie complexe. En opposant (b) à © : (b) représente l’accélération des images présentées successivement d’un fondu-enchaîné l’un après l’autre, jusqu’à ce que le médium filmique glisse progressivement, en superposant à la fragmentation de la photo la douceur et le continu de l’image pleinement filmique. La douceur du continu fait suite à une extrême rapidité et n’a surgi qu’après une longue violence. Durant cette séquence la bande son offre, inversement, un début silencieux sur l’image de la femme endormie, suivi du chant des oiseaux pendant la succession rapide des fondus-enchaînés l’arrachant au sommeil, et par le cri très bruyant des oiseaux pendant le passage à l’éveil et au temps filmique pur. Le temps du clin d’œil dans l’éveil ne dure que quelques secondes, mais maintenant selon la convention des 24 images par seconde qui simule le continu, et le filmique. Le sujet « ne sait jamais …s’il invente ou s’il rêve ». Parmi les interactants diégétiques, les délégations vectorielles du regard sont à cerner ainsi : les geôliers épient les rêves du sujet, lequel épie le sommeil de la femme aimée (inventée ou rêvée), laquelle regarde droit devant elle l’homme/la caméra/le spectateur, au moment ponctuel où l’énonciation filmique passe à son auto-interprétation dans la métamorphose de l’instantané photographique en continu filmique. Ainsi la position spectatorielle est-elle convoquée soudain, par la même instantanéité, à interpréter à son tour le regard direct de la femme rendue filmique. Le tourbillon réflexif de La Méduse n’est pas loin. Par opposition, l’accélération offerte en © n’aboutit pas à un glissement analogue à celui de (b). Au contraire, la fragmentation photographique reprend le dessus dans la simulation filmique de la course vers la femme et le gardien sur la jetée, vers Eros et Thanatos. Par opposition à l’instant de l’éveil, capté par le filmique, l’instant de la mort échappe au photographique : l’homme retombe en arrière quand la balle le frappe. Dans l’image suivante il n’est déjà plus. La voix off offre le commentaire « cet instant qu’il lui avait été donné de voir enfant, et qui n’avait cessé de l’obséder, c’était celui de sa propre mort ». Le chant du chœur, suspendu depuis la première image de la jetée, reprend sur la dernière image du film, reliant et bouclant l’affect et l’image du début et de la fin du film. L’image de cette jetée est à la fois fixe et fluide : elle promeut le déroulement narratif syntagmatique ; et cependant, elle reste fixe en iconicité qui demeure un virtualisable paradigmatique. L’homme de la jetée est doué d’obsession de l’image, donc fixe et mortelle, ou de l’image en mouvement, fluide mais aussi mortelle : c’est là son « double bind », la mort est là dans chacune des composantes de l’alternative. La procédure heuristique, qui consiste à engendrer le filmique dans l’instantané photo-graphique, donne le mouvement au clin d’œil, fait triompher momentanément l’Eros, et le filmique. Sans pour autant récuser la mort.

IV. Paroxysmes : Méduse/Jetée

Le tableau jouait donc sur les oppositions énonciateur/énonciataire, destinateur/ destinataire, interactants/dispositif pictural. De même pour le film qui posait une voix off/un prisonnier à libérer de l’image dans son rapport au temps et au mouvement. Le tableau mettait en scène et suggérait le mouvement afin de capter l’instant du « ni morte/ni vivante » de la Gorgone, et du « vivant/mais jouant la mort » du peintre dans son auto-portrait. Le film mettait en scène une série de photos, simulait le mouvement, et retrouvait l’instant, quoique du « bien mort » de l’image. Toutefois, la dernière photo-image est accompagnée de durée filmique et de fond sonore filmique, dans le « double bind » noté ci-dessus. Le paroxysme est constatable dans ces deux « textes ». Celui du tableau frémissant du coup porté et en train d’être subi, de la tête dans l’inchoatif : en train d’être tranchée et évoquant la mise-en-représentation du peintre dans son étrange autoportrait, se regardant dans un miroir pour se peindre tout en figurant le piège du miroir dans le récit de Persée et de la Méduse. Le paroxysme du film sur l’image et le temps : il fige le temps dans l’image, et donne simultanément à l’image la durée filmique et le sonore explicite qui est spécifique à la densité filmique. Dans sa réflexivité, l’appareil filmique pose les conditions génératives de son origine et la question à l’origine du cinéma : comment figurer le Temps dans l’image. Et par là, que serait l’auto-portrait de l’appareil filmique dans son auto-réflexivité ?

Mehr Licht/Louis Marin

Les deux exemples-paroxysmes de la Méduse et de La Jetée œuvrent-ils pour une philosophie de l’image ? La représentabilité de l’instant de la mort, le pouvoir de cette représentation (et la représentation de son pouvoir) en tant que paroxysme de l’image s’articulent sur une sémiotique de la temporalité et de l’aspectualité, et des schèmes pertinents à une rhétorique de l’image. La Méduse offre une virtualité présentant exponentiellement toutes les aspectualités possibles (statique/dynamique, inchoative/ terminative, suspensive/durative, ponctuelle/interminable). De même La Jetée, dans le dé-roulement de ses consécutivités, dans les virtualités de ses diverses vélocités, en accéléré/ décéléré, en fixe/fluide, en photographique/filmique, implosait également en une seule image obsessionnelle. Le paroxysme de l’image, et qui va falsifier ou authentifier toute théorie de l’image tient à l’effet de surprise extrême liée au représentant/représenté et à la représentabilité. C’est une constante dans l’œuvre de Louis Marin, cette récursivité du « soudain », dans sa recherche inépuisable sur le Sublime. Louis Marin (1994 : 290) n’hésite pas à revenir sur la Méduse :

« Le temps de la Méduse […] est celui de l’instantané, de l’immédiat et de l’imminent, du “soudain” dont l’effet serait celui de la stupéfaction par sidération ; non la durée paisible et industrieuse de l’admiration, le travail d’un regard totalisateur des aspects du monde, la “théorie” d’un sujet assuré de ses pouvoirs et infatigable ouvrier des synthèses transcendantales, mais l’éclat, à l’extrême de l’intensité, presque douloureux, presque insupportable d’une altérité, l’étonnement qui immobilise, la fracture d’un sujet extatique, égaré, hors de lui-même. Ce temps de la Méduse par lequel le Caravage met à l’épreuve la peinture d’histoire et la mise en image et en espace, sinon d’un récit, du moins d’un de ses moments […] c’est le temps météorique de la tempête. »

Il reste kantien mais veut rechercher impatiemment plus loin que Kant :

« Le temps n’est plus forme a priori de la sensibilité, ni schème de l’imagination transcendantale : il est météore […] le temps de l’intensité dans la représentation, un éclat à peine insoutenable, un “presque trop” (l’expression est kantienne) de la représentation du paysage naturel en son temps de météore ; la tempête, figure météorique de ce temps sublime. » (ibid. : 291)

Le temps comme fulgurance de météore, comme vitesse de la lumière, figure profondément dans l’esthétique de Louis Marin dans son attention à l’art et au sacré, et jusque dans son dernier texte (1993) en fondu-enchaîné avec son existence. Il faut suivre (poursuivre) la direction que propose la démarche de Marin sur l’éblouissement de la Lumière : « La lumière (to phôs, lux) n’est pas ce qui est vu ou ce qui se voit, mais ce qui fait voir, la condition a priori de toute vision » (1993 : 204) ; il recherche dans les oxymores des mystiques une figurabilité de la lumière. L’oxymore n’est-il pas lié au chiasme, à une spéculante inversée ; l’oxymore est plutôt un chiasme sans tain : « La lumière apparaît dans sa brillance au sein de la ténèbre, apparition pure, irréductible. » (ibid. : 205)

Plus loin, c’est dans le vitrail qu’il découvre une réalisation antinomique de la lumière :

« …éblouissement qui fait voir par aveuglement la lumière comme tache d’absolue obscurité […] Le vitrail […] comme la plus parfaite réalisation, par figuration, de l’image désimageante, du soleil obscur, de la lumière ténébreuse (ou de la lumineuse ténèbre, de l’obscurité suressentielle du Pseudo-Denys […] La transparence du vitrail convertit la lumière solaire (lux) dans l’illumination (lumen) resplendissante de la demeure de l’église où le verbe (lui-même lumière où se manifeste la ténèbre suressentielle du Père) se recueille dans le mystère d’une chair mortelle » (ibid. : 212).

Enfin et pour conclure dans la fusion fulgurante que Louis Marin opère entre vitesse, lumière et image : « La vie comme puissance d’engendrement e(s)t la lumière comme brillance d’apparaître ; telle est l’Image antérieure à toutes les images, l’Image originaire dans le pli de l’Être et comme repli de l’Être, condition pure de possibilité de tout étant… ».

Alain J.-J. Cohen
University of California, San Diego.

* Une toute première version de ce texte a été présentée à Urbino, en juillet 1993, au Colloque d’hommage à Louis Marin au Centre international de sémiotique et de linguistique. Je dois beaucoup aux remarques de Pino Paioni, Directeur du Centre, de même qu’aux collègues du Centro et de l’Associazione italiana di studi semiotici. Je prends l’occasion de cette note pour souligner l’intervention remarquable de P. Fabbri : « Louis Marin : Trans-substantiation, Trans-signifiance, Trans-figuration » pour ses aperçus percutants. J’ai beaucoup admiré les exemples de D. Arasse pris de Lorenzetti, Masaccio et Veneziano ; l’exemple de l’Annonciation de Masaccio à Monte Siepi di Gargano, d’une fenêtre à l’ouest de la chapelle séparant l’Ange et Marie et laissant entrer la lumière dans la fresque au moment de l’Angélus, est inspirant. Rien ne saurait mieux désigner « la venue » de l’esthétique dans l’actuel et l’existentiel. Quant à La Jetée, et dans les dialogues au fil des années, je rends hommage aux apports de A. Varda, T. Luddy, D. Warren, et L. Marin, et je dois, en outre, beaucoup à mes fidèles étudiants.

Communication à la Tavola rotonda, « A partire dai lavori di Louis Marin/À partir des travaux de Louis Marin », organizzata dal Centro di Semiotica e di Linguistica, Urbino, 16-17 Luglio 1993, coordinata da Paolo Fabbri e Omar Calabrese.

Notes

[1] Avant-Scène/Cinéma 1964, Kawin 1982, Odin 1981, Ropars 1985, Penley 1986, Bensmaïa 1991.