Liber, n° 12, 1992 – Pierre-Antoine Fabre

Pierre-Antoine Fabre, Liber, n° 12, 1992

Pour Louis Marin

D’ABORD deux mots, deux traits, deux vertus : énergie et finesse ; l’application d’une force, la juste proportion d’un tact et d’une puissance dans l’exercice intellectuel. Énergie et finesse à l’œuvre dans le geste ferme et souple d’une écriture déployée, précise, dense et aiguë, trace acharnée et volontaire d’une recherche continuée.

Dans ce tour d’écriture où se décryptent les traits d’un visage, le cadre s’élargit et découvre Louis Marin, maître de lecture, maître d’écriture, dans le lieu du Séminaire, cérémonial d’une représentation où surgissait la présence d’une pensée en acte.

Et de ce même mouvement nous sommes entrés dans l’œuvre ; une œuvre en marche et là, vivante et accomplie, dont les voies de traverses (ses Lectures traversières en retracent certains parcours) ouvraient d’étape en étape le vaste paysage, ou, plus précisément, donnaient à connaître les différences, la différenciation des représentations qu’une civilisation (l’âge de l’absolutisme européen) se donne d’elle-même, à la recherche indéfinie de son image, et qui, selon l’expression de Pascal, « s’enveloppent sous le nom de » paysage. Cette perspective, Louis Marin l’avait embrassée, d’un œil souverain, dès ses premiers travaux (La Critique du discours, et ses Études sémiologiques), avant d’en reconnaître les plis, les sauts et les trouées, comme il l’a fait dans son exploration des « paysages spirituels » de Philippe de Champaigne, où il découvre, devant le paysage représenté (et déserté par les figures qui s’y retirent), une durée temporelle de sa contemplation, et fait de cette durée la trace d’une présence, qu’aucun signe spirituel ne suffit à inscrire dans le tableau lui-même.

Dans cette ample entreprise, Louis Marin a construit la dramaturgie d’un face-à-face, dont Le Portrait du roi marque un acte décisif, celui de l’homme de plume (ou de pinceau) avec le pouvoir politique : ou comment celui qui ne s’exprime que par signes (Corneille, par exemple, devant Mazarin, ou Le Brun devant Louis XIV) fait de son théâtre de signes la scène désignée d’une présentation pacifique du pouvoir absolu – d’un pouvoir libéré de l’usage de la force –, en même temps qu’il se substitue lui-même, comme auteur de théâtre, à cette force (force d’économiser la force dans la seule production des signes de la force) et, en cela, révèle à la face du pouvoir la violence de sa propre constitution, c’est-à-dire la précarité de sa fondation. Ainsi la représentation théâtrale doit-elle, chaque soir, recommencer, pour chaque soir s’évanouir, comme le tableau se donne à voir, pour Louis Marin, dans une poussée de la représentation de peinture à la limite de son cadre, là où les signes de l’histoire que le tableau raconte rencontrent les contraintes du lieu où il s’expose.

Aussi toutes les représentations multiplient-elles partout l’affrontement essentiel du sujet politique (sujet assujetti) et du pouvoir qu’il tient en respect : placé à bonne distance, il respecte ses signes, mais il sait les coulisses de cette sémiotique. Dans la prolifération des signes, il conquiert son autonomie de lecteur.

Alors se découvre au lecteur de Louis Marin, dans la diversité des objets étudiés et la multiplication des champs arpentés, l’expérience d’une contemporanéité fondamentale avec le lecteur du XVIIe siècle, témoin vigilant de la multiplication des lieux de pouvoirs (des effets de scène et des coups de théâtre) d’une société sécularisée.

La contemporanéité de Louis Marin était et demeure, « entre absence et présence », comme dit encore Pascal, une inquiétude des signes ; ou le chiasme toujours retravaillé, repassé dans les plis du langage, entre le règne de la représentation, fictivement ouvert dans le deuil de la « présence réelle » du corps divin, et les effets de présence de cette représentation, livrée en quelque sorte à sa propre présence dans l’absence même de ce qu’elle représente. C’est au tournant de ce chiasme que Louis Marin rencontre, dans son Opacité de la peinture, l’efficacité inaugurale des représentations d’Annonciation (ou comment figurer l’Incarnation, comment, par une image, montrer 1’« image » de Dieu devenant chair ?) dans l’invention de la peinture occidentale moderne. Mais c’est aussi dans l’expérience de ce chiasme que Louis Marin met en présence, par ses lectures, le lecteur du XVIIe siècle et son propre lecteur, et que le tombeau vide du christianisme devient le lieu d’une contemporanéité – ou, pour regarder à nouveau avec lui la lézarde du tombeau arca-dien de Poussin, d’une « cicatrisation » du temps.

Ouvrons enfin, par un autre trait de ce portrait (portrait en écriture de soi dont la Voix excommuniée recule les limites, dans une lecture tendue de 1’« autographie » stendhalienne), à une part agissante de la puissance d’intellection de Louis Marin : le questionnement d’une différence « originaire », la différence sexuelle, épreuve d’une scission et d’un face-à-face, épreuve d’une image où ne pas se plonger. Épreuve d’être homme devant le portrait féminin de soi-même ; épreuve d’être père, de se fonder père dans la dissipation d’un nuage d’inconnaissance, tel Prospero devant Miranda (et devant Jacques Ier) dans la Tempête, l’objet de l’une des « gloses » de ses Pouvoirs de l’image, où il montre comment le dramaturge-démiurge Shakespeare-Prospero expose au roi-spectateur (roi-poète et roi-père) la représentation de son autorité.

Épreuves affrontées et réfléchies, comme la mort elle-même, dans le déchiffrement discret des signes.

Pierre-Antoine Fabre, Assistant de Louis Marin à l’École des hautes études en sciences sociales