Liber, n° 12, 1992 – Pierre Bourdieu & Jacques Derrida,

Pierre Bourdieu & Jacques Derrida, Liber, n° 12, 1992

Entretien entre Pierre Bourdieu et Jacques Derrida

JD — Oui, du fond de ma tristesse, aujourd’hui, je n’ai pas le cœur d’écrire. Pour éviter les éloquences d’une oraison ou la fixité du portrait, je préfère les signes de vie et donc parler, parler avec toi de notre amitié et de notre admiration pour celui avec lequel nous avons tant partagé depuis plus de 40 ans : Louis Le Grand, la rue d’Ulm, etc. Avant de le retrouver aux Hautes Études, il y a dix ans, je l’avais souvent revu aux États-Unis et en Italie par exemple. S’il faut parler de son rayonnement à l’étranger, ce n’est pas seulement pour rappeler son autorité internationale, comme on dit, l’influence de ses écrits et de son enseignement (qu’on mesure peut-être mal en France, mais on ne tardera pas à le faire – et il faudrait interroger, dans l’institution académique et hors d’elle, les motivations et les mécanismes de cette disproportion, qui est aussi une injustice. Il est vrai que la trajectoire proprement débordante de ses projets et la diversité des champs explorés pouvaient inquiéter les normes de la réception, telles qu’elles se stabilisent dans chaque discipline). Mais le mot de rayonnement s’impose aussi autrement : je n’ai connu personne dont l’intelligence fût d’elle-même aussi lumineuse et généreuse à la fois, immédiatement claire, brillante, gaie, toujours prête à communiquer l’enthousiasme de la découverte et à donner l’impression du premier matin : l’éveil, la vigilance émerveillée, aussitôt donnée en partage.

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L. Marin et J. Derrida devant la MSH (Carlos Freire)

Ce fut pour moi une jouissance sans cesse renouvelée, non seulement à la lecture de ses livres mais au cours de séminaires communs où l’immensité de sa culture et l’impressionnante diversité de son savoir ne l’empêchaient pas de jubiler à chaque instant devant un nouveau paradoxe, le pli imprévu d’une interprétation, une connexion inédite, etc., toujours avec ce rire inoubliable dans la respiration de la phrase, cette joyeuse impatience avec laquelle il prenait l’autre à témoin. Dans ce qu’il donne alors à penser, à lire ou relire, il y a la philosophie, d’abord et toujours. Ce fut là sa première formation et son souci constant, bien sûr. Ce penseur profond et lucide est d’abord un philosophe de grande envergure, ouvert aux champs les plus vastes, les plus divers, dans leur expansion même. Il y a aussi la théologie. Son travail sur le récit évangélique ou sur la doctrine de l’Eucharistie traverse plusieurs de ses livres. Nouveau et fort, il déplace et réorganise un grand nombre d’enjeux (rhétoriques, logiques, sémiotiques, anthropologiques, et chaque fois politico-institutionnels). Sa pensée du théologico-politique croise de façon aussi originale une histoire, elle-même formalisée, des théories du signe et de la représentation. Ses textes inauguraux sur le portrait (par exemple le portrait du roi, la réflexion sur le corps glorieux du monarque) comme sur l’autoportrait, aussi bien dans la peinture (à commencer par Poussin) que dans la littérature (il faut relire ses extraordinaires « autoportraits » amoureux de Montaigne et de Stendhal) forment un dispositif différencié et conséquent, un dispositif analytique mais aussi spéculatif qui concentre les lumières venues de tous les champs auxquels je faisais allusion (philosophique, théologico-politique, logico-rhétorique, sémiotique, iconographique). Or ce sont aussi, précisément, des travaux à la loupe, des réflexions exemplaires sur la fonction du miroir mais encore, d’Augustin à Leiris, sur l’écriture autobiographique dont elle démonte les logiques et dénonce les « pièges ».

- PB — Il ignorait les frontières. Prolongeant les recherches de Kantorowicz, qui montrait sur quelles fictions théologico-juridiques reposent nos institutions et nos représentations politiques les plus communes, et de Panofsky (et de l’école de Warburg), qui tentait de donner des réponses historiques à l’interrogation transcendantale, il a mené sa recherche, à la fois historique et philosophique, sémio-logique et sociologique, hors des sentiers battus et des limites, si étroites, du corpus canonique : Pascal, les Messieurs de Port-Royal, mais aussi Pellisson, Racine et Boileau, historiographes royaux, et Philippe de Champaigne, et tant d’autres. Cela parce que, d’emblée, il a associé la question de la représentation et la question du pouvoir : la question du pouvoir de la représentation, de l’efficace du signe, et la question de la représentation du pouvoir, c’est-à-dire de l’utilisation par le pouvoir de l’extraordinaire pouvoir qu’ont l’écrit et surtout l’image de rendre présente une personne qui ne l’est pas ou ne l’est plus.
Représentation, l’ambassadeur qui agit au nom du gouvernement de son pays, représentation, l’ange au tombeau vide qui dit « il n’est pas ici, il est ailleurs », représentation, la peinture figurant l’ange de l’Annonciation. Dans tous les cas, ce qui est en question, c’est le mystère de l’incarnation. Dans une peinture figurant le mystère de l’incarnation du Christ, le véritable mystère réside dans l’incarnation symbolique du mystère ; dans la formule, « l’État c’est moi », il est dans le mysterium du ministerium, comme disaient les canonistes, le mystère du ministère, de la délégation. Partout, comme dans le « ceci est mon corps » de l’Eucharistie, il est question de la « présence réelle » d’un absent représenté, c’est-à-dire présent, mais seulement in effigie.

- JD — Le « ceci est mon corps » reconduit en apparence à « l’autobiographie ». Avec la voix qui lui est propre, celle que je voudrais entendre encore et encore, Marin parle surtout d’une fatale « autobiothanatographie ». Aujourd’hui, je serais tenté de suivre à travers ses livres le fil coupé d’une médiation – obstinée, inlassable, sans cesse renouvelée – sur toutes les figures, expériences ou approches de la mort. Du deuil et de la survie. Et de toutes les singularités du « Ceci est mon corps et je vous le donne… ». À la fois anxieuse et allègre, la pensée y chemine auprès de l’« épitaphe » ou du « cénotaphe », elle revient toujours, comme si elle y précédait jusqu’à son ombre, auprès des « figures du tombeau », de l’« intermède funéraire », de l’inscription inscrite sur le « monument de son tombeau » (du « je mourus » au « je vais naître »). Avec les références pascalienne et stendhalienne, qui insistent partout, avec le « Tombeau de Montaigne » (La Voix excommuniée), le déchiffrement exemplaire des Bergers d’Arcadie (Et in Arcadia ego) de Poussin et de La Tête de Méduse du Caravage (Détruire la peinture), pourrait bien introduire à cette grande œuvre interrompue, à ce qui y reste le plus constant – une certaine fidélité à soi dans la pensée de la mort – comme à tout ce qu’elle nous laisse encore à découvrir, à aimer, à penser…

- PB — Je pense à ce passage du Traité de la peinture d’Alberti qu’il rappelle quelque part (et que je cite de mémoire) : « La nouvelle peinture fait revenir les morts, elle les fait revivre, elle les évoque en quelque sorte magiquement ». Ce pouvoir de ressusciter l’absent, le mort, même sur le mode du presque, nous voudrions l’avoir un peu aujourd’hui, pour donner à voir ce beau visage généreux et toujours bienveillant, faire entendre cette parole chaleureuse, enthousiaste, ce « ton de la voix qui, comme dit Pascal, en impose aux plus sages », et pour faire revivre ainsi ce qu’a été, ce qu’est Louis Marin, pour Françoise, Anne, Frédérique et Judith, pour tous ses amis et ses élèves, français et étrangers, pour nous-mêmes. Nous pouvons, pour nous consoler, évoquer l’exemple, cher aux Messieurs de Port-Royal, de la cendre qui cache comme chose matérielle ce qu’elle désigne comme signe, le feu : la disparition, l’absence, par les effets d’imagination qu’elles produisent, le chagrin qu’elles nous inspirent, ne doivent pas nous faire oublier, dans leur opacité, la présence de l’œuvre, et de celui qui s’est incarné à jamais dans cette représentation permanente.