Traverses, n° 4, 1992 – Jacqueline Lichtenstein

Jacqueline Lichtenstein

 

Dans le précédent numéro de Traverses, nous avons publié un compte rendu du dernier livre de Louis Marin, Lectures traversières, un recueil de textes dont certains avaient paru dans cette revue. Louis Marin est mort au moment où le numéro sortait de l’imprimerie. Si nous tenons à rappeler cette douloureuse coïncidence, c’est que Louis Marin fut l’un des fondateurs et artisans de Traverses. Avec quelques autres, il avait ressenti la nécessité de partir en quête d’objets nouveaux, qui exigeaient, par leur singularité même, un type d’analyse parfaitement originale, des objets souvent inclassables, largement négligés par les sciences humaines, et la plupart du temps méprisés par la recherche universitaire. De cette aventure, qui ressemblait parfois à une sorte de joyeux vagabondage, sortirent des numéros consacrés aux Lieux et objets de la mort, au Simulacre, à la Mode, aux Jardins ou au Reste, pour n’en citer que quelques-uns. Mais de telles réussites ne sont qu’un aspect de ce qu’à présent nous devons bien appeler une œuvre. En effet, à travers de multiples recherches et une très grande diversité d’objets, Louis Marin n’a cessé de poursuivre un même projet théorique, celui auquel il a constamment travaillé : la formation d’une sémiologie de la peinture liée à une théorie générale de la représentation.

À la fin des années soixante, il découvre avec quelques autres le statut propre à l’interprétation de l’œuvre picturale. En France, les recherches les plus savantes dans le domaine de l’art du XVIIe siècle se signalaient alors par leur refus implicite de recourir aux textes afin d’en exhumer une théorie de l’art ou les paradigmes de la représentation. Si l’on excepte les travaux de Bernard Teyssèdre, le refus du concept même d’interprétation était de règle chez les chercheurs de cette époque. Pour l’âge classique, nulle recherche véritablement consacrée aux questions du signe et de la représentation, aux enjeux propres à la constitution de l’espace et de sa symbolique, aux diverses formes du pouvoir et à sa mise en représentation. L’œuvre de Louis Martin est trop abondante, trop riche en perspectives théoriques pour qu’on en esquisse ici même les grandes lignes. Il appartenait à cette génération de chercheurs pour lesquels le dialogue entre la philosophie et les sciences humaines avait connu une exceptionnelle fécondité. Les Mots et les choses de Michel Foucault, les analyses de Benveniste et de Greimas en linguistique, les travaux de Michel de Certeau ou de Le Goff en histoire, la méthode d’interprétation d’Erwin Panofsky en histoire de l’art : c’est à la conjonction de toutes ces recherches que naquit son projet d’une sémiologie de la peinture. En particulier, l’apport de la linguistique permettait de renouveler profondément la compréhension d’une problématique originellement augustinienne du signe et de la représentation qui traverse tout le XVIIe siècle. La Critique du discours mit au jour, dans toute son ampleur, cette sémiologie avant la lettre qui sédimentait les textes de Nicole, Arnauld et, naturellement, Pascal. Cette enquête rigoureuse et érudite ne fut pas seulement décisive dans le champ propre qu’elle analysait : elle permit, en outre, d’ouvrir un autre domaine d’investigation, peut-être plus cher à Louis Marin, à savoir l’application du concept de représentation à l’espace pictural. Mieux, la conception sémiologique de la représentation comme jeu infini de duplication et de réfraction rendait possible un nouveau type d’interprétation de ce qu’il nommait « l’œuvre de peinture ». Certes, une approche si résolument intellectualiste de la peinture n’a pas été sans susciter des réserves de la part de ceux qui considèrent que le refus de toute interprétation est une sorte de garant d’objectivité. On put s’émouvoir naguère de cette démarche qui tendait à déceler dans le tableau des « systèmes de signes ». C’était oublier que la perception classique des œuvres, celle des hommes du XVIIe siècle, s’attachait souvent en priorité à ce qui était représenté, tels les éléments narratifs de la peinture d’histoire, c’est-à-dire à ces marques, signes ou symboles strictement codifiés. Pour les jansénistes comme pour les jésuites, les concepts de signe ou de représentation sont coextensifs à toute création et à toute interprétation d’un tableau. Avouons aujourd’hui que ces querelles, voire ces oppositions, reposaient souvent sur de graves malentendus.

En rappelant que le tableau est, au XVIIe siècle, le paradigme par excellence de toute représentation, les analyses de Louis Marin démontrent que celle-ci, loin de se réduire à un modèle structurel ou à un invariant culturel, produit une pluralité de structures s’incarnant de manière privilégiée dans une composition de Poussin ou de Philippe de Champaigne, dans une tapisserie de Le Brun, ou une médaille royale. La Critique du discours s’ouvrait par cette proposition ayant presque valeur d’axiome : « Au XVIIe siècle, tout signe est représentation et toute représentation est signe. » Cette équivalence, devenue obscure pour la pensée contemporaine, outrepassait largement les cadres de la pensée de Port-Royal : on la retrouve développée autrement les théoriciens jésuites et dans un sens aboutissant par d’autres moyens à une exaltation de la peinture. De ces découvertes théoriques naîtront, entre autres, Le Récit est un piège, Détruire la peinture, et surtout Le Portrait du roi, dans lequel Marin analyse magistralement comment le pouvoir ne trouve sa pleine légitimité que dans la mise en scène des signes symboliques qu’il produit et dans lesquels littéralement il s’incarne comme pouvoir théologico-politique. Ces interprétations ont incontestablement renouvelé pour longtemps l’idée de représentation comme catégorie centrale de la pensée et de la sensibilité du XVIIe siècle, mais aussi des modes de perception propres à la modernité.

En construisant un modèle théorique permettant d’articuler en une même problématique le discours, la représentation et le pouvoir, Louis Marin n’a pas seulement produit de nouveaux concepts opératoires pour la réflexion sur l’esthétique et le politique : il a introduit un nouveau mode de pensée désormais inscrit dans le champ de la philosophie. Nous ne saurions ici évoquer sa réflexion sur la nature du pouvoir politique, dans ses commentaires de Naudé, de Corneille ou encore de Pascal, ni les nombreuses études littéraires sur Stendhal ou Rousseau, publiées dans La Voix excommuniée, ou La Parole mangée. Il fut sans doute l’un des premiers à saisir toute l’importance et la complexité du problème du portrait, aussi bien dans la littérature, à travers le discours d’éloge ou l’autobiographie, que dans la peinture, où la perspicacité et l’ingéniosité de ses vues culminent à propos du « portrait du Roi ». Qu’on se souvienne seulement de la verve et de la subtilité extraordinaire de ses analyses du « Corbeau et le renard » ou des Contes de Perrault, qui montrent combien il savait maîtriser, jouer, avec les grands textes classiques en les réinterprétant de fond en comble. Chez Marin, ce brio et cet humour étaient véritablement comme l’effet de son éloquence. Ceux qui l’ont entendu savent quels étaient ses dons exceptionnels d’orateur, sachant suggérer la nuance, dépeindre le détail, et surtout décrire la surface muette du tableau. Sur ce point, on peut dire que Louis Marin avait su redonner vie à l’un des genres les plus prisés XVIIe siècle en raison de ses difficultés spécifiques et des multiples talents qu’il exige : la description d’un tableau. C’est en ce domaine peut-être qu’il manifestait avec le plus d’éclat toutes ses qualités de pédagogue, soucieux de rigueur démonstrative, et d’orateur traitant d’un objet peu réductible, par définition, au discours conceptuel.

Mais, au-delà de ces réflexions ou de tout souvenir, ce que j’éprouve à présent, c’est l’absence d’une voix. Elle possédait un pouvoir singulier. J’ai encore en mémoire son timbre, fait d’enthousiasme, d’intelligence persuasive et de profonde sympathie. Elle fut pour beaucoup un incomparable stimulant, capable de susciter l’étonnement, voire l’émerveillement devant les détails apparemment les plus connus d’un texte ou d’un tableau. Rien n’était plus communicatif que cette voix qui savait établir d’emblée comme un rapport de familiarité avec les œuvres les plus complexes. Louis Marin citait volontiers cette phrase d’Alberti disant que la peinture, comme l’amitié, contient une force divine qui rend présents les hommes absents et fait que les morts semblent presque vivants. Pensant à lui, je commence à comprendre aujourd’ hui le sens de cette phrase.

Jacqueline Lichtenstein
(Traverses, n° 4, 1992)